Histoires de beauté à Besançon

Claude Nicolas Ledoux, Coup d’œil du théâtre de Besancon, Planche 113 de L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, 1804. MBAA Besançon
Cet hiver dans la ville franc-comtoise, deux expositions majeures nous font voir la beauté sous toutes ses facettes, les plus glorieuses comme les plus sombres.

Adossée aux montagnes du Jura, Besançon coule une vie paisible, embrassée par le Doubs, protégée par ses remparts historiques, à l’ombre d’une imposante citadelle classée à l’UNESCO. Pour vivre heureux, vivons cachés : c’est la leçon qu’ont retenu les Bisontins – habitants de la cité Franc-comtoise. Après avoir connu ses heures de gloire au 18ème siècle, puis sa succes-story horlogère au siècle suivant, la ville est restée discrète comme une inscription sur un cadran de montre. C’est avec l’émerveillement des premières fois que je l’ai explorée et que j’ai découvert son offre culturelle très dense, sur l’invitation du comité touristique de Bourgogne-Franche-Comté. Le résultat: un reportage vidéo à voir ci-dessous et cet article qui résume mon périple.

Le Beau siècle, histoire d’un âge d’or

L’histoire entre Besançon et la France commence en 1673, lorsque le roi Louis XIV conquiert la Franche-Comté avec l’aide de Vauban. La région ayant changé plusieurs fois de mains, tantôt germanique, tantôt espagnole et brièvement indépendante, sa prise fut considérée comme un trophée à la gloire du Roi Soleil. Dès lors, on ne lésine pas sur les moyens pour faire de la cité un symbole de puissance : nommée capitale de région (aux dépends de Dole), Besançon est dotée d’une place royale, l’actuelle place du 8 septembre, d’une église flambant neuve et de bâtiments de part et d’autre. Suivent d’innombrables palais et hôtels particuliers pour y loger les notables qui affluent, ordonnés dans un plan d’urbanisme aussi ambitieux que celui d’Haussmann pour Paris. Avant que la Révolution ne mette un coup d’arrêt à cette frénésie bâtisseuse, Besançon aura connu un siècle d’or, appelé le Beau siècle, raconté par l’exposition éponyme au Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie (jusqu’au 19 mars 2023).

Musée des Beaux Arts et d'Archéologie de Besançon. Photo: Jean-Charles Sexe. Courtesy Ville de Besançon.
Musée des Beaux Arts et d’Archéologie de Besançon. Photo: Jean-Charles Sexe. Courtesy Ville de Besançon.

De l’extérieur, le « MBAA » de Besançon est un ancien bâtiment carré et massif, auquel font écho, à l’intérieur, des éléments contemporains et brutalistes en béton. Dialogue architectural décidé lors de la restauration du musée, il y a quelques années. L’atmosphère est réchauffée par notre guide conférencier, Alexandre Cailler qui nous accueille dans la première salle de l’exposition temporaire, devant un immense tableau de bataille. C’est justement la prise de Besançon par Louis XIV qui est magnifiée par Adam François Van der Meulen (1632-1690), peintre officiel qui se partageait ce titre avec Charles Le Brun (1619-1690).

Adam Frans van der Meulen, Le Siège de Besançon en 1674, huile sur toile. Courtesy MBAA Besançon. Exposition Le Beau Siècle.
Adam Frans van der Meulen, Le Siège de Besançon en 1674, huile sur toile. Courtesy MBAA Besançon. Exposition Le Beau Siècle.

La grandiloquence de la scène est à la mesure de la mégalomanie de Louis XIV que l’on retrouve à cheval sur un autre tableau attribué à René-Antoine Houasse (1645-1710). Par une illusion d’optique, plaçant le bâton de commandement juste derrière la tête du destrier, le roi semble chevaucher une licorne : rien n’est trop fantasque pour Sa Majesté.

Première salle de l'exposition avec le Portrait Equestre de Louis XIV attribué à René-Antoine Houasse. Photo: Louis Jacquot. MBAA Besançon.
Première salle de l’exposition avec le Portrait Equestre de Louis XIV attribué à René-Antoine Houasse. Photo: Louis Jacquot. MBAA Besançon.

Il faut avancer dans l’exposition pour comprendre toutes les conséquences artistiques de la conquête de Besançon. En devenant le cœur de la hype en Franche-Comté, Besançon attire à elle toutes les têtes couronnées et argentées de France. En résulte un afflux de commandes artistiques, privées mais aussi religieuses, car nombreux sont les mécènes à s’intéresser aux églises en décrépitude. Mais ce n’est qu’un siècle plus tard qu’un sculpteur franc-comtois, Luc Breton (1731-1800) et le peintre Johann Melchior Wyrsch (1732-1798) prennent l’initiative de créer une école de peinture et de sculpture en 1774. Enfin, la ville avait une vraie filière de formation artistique à sa mesure.

Pietà de Luc Breton. Photo: Louis Jacquot. MBAA Besançon. Exposition Le Beau Siècle.
Pietà de Luc Breton. Photo: Louis Jacquot. MBAA Besançon. Exposition Le Beau Siècle.

Le vivier de talents était là – près de 300 artistes furent actifs à Besançon tout au long du 18ème siècle. Ils nous ont laissé quelques chefs-d’œuvre comme l’allégorie de la justice d’Alexandre Chazerand, qui a prêté ses traits à la communication de l’exposition, ou l’impressionnant Martyre de Saint-Etienne de Nicolas Guy Brenet.

L’intimité, dont la notion commence à apparaitre durant ce siècle a également trouvé ses images sous la forme de natures mortes et de portraits. Gaspard Gresly, artiste insolite franc-comtois se situe aux frontières de plusieurs genres tant il aimait à mélanger le trompe l’œil et les figures humaines. L’espace qui lui est consacré au sein de l’exposition est particulièrement réussi.

Salle labyrinthique consacrée à Gaspard Gresly. Photo: Louis Jacquot. MBAA Besançon. exposition Le Beau Siècle.
Salle labyrinthique consacrée à Gaspard Gresly. Photo: Louis Jacquot. MBAA Besançon. exposition Le Beau Siècle.

Exposition
Le Beau Siècle, la vie artistique à Besançon de la conquète à la révolution (1674-1792)
Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon
(1 Pl. de la Révolution, 25000)
jusqu’au 19 mars 2023

Lun/merc/jeu/ven 14h-18h

La beauté à ciel ouvert : le patrimoine bâti de Besançon

Le Beau Siècle bisontin n’est pas seulement celui d’un foisonnement artistique, c’est aussi l’occasion d’un renouveau urbanistique total. La population doublant au 18ème siècle, passant de 17 000 à 32 000 âmes, la ville se fait plus dense, offrant des possibilités nouvelles aux architectes locaux. Le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie consacre plusieurs salles aux grands projets urbanistiques, de l’aménagement des remparts, jusqu’à la création de parcs et jardins. La ville conserve encore les traces du Beau Siècle et l’exposition se prolongera volontiers à l’extérieur, lors d’une promenade dans la ville.

Guidé par pascal Schultz, chargé du développement touristique du Grand Besançon, nous avons découvert le riche patrimoine de la ville, qui superpose plusieurs strates de temps : pendant l’Antiquité, celle qui s’appelait alors Vesontio était la capitale de la province Séquanaise, au cœur de l’Empire Romain. La Porte Noire, arc de triomphe érigé par Marc Aurèle, est un vestige de ce temps, encore visible dans la rue de la Convention.

La Porte Noire. Photo Eric Chatelain. Courtesy Ville de Besançon.
La Porte Noire. Photo Eric Chatelain. Courtesy Ville de Besançon.

À présent totalement blanchie par une restauration, l’édifice composé d’une pierre qui s’oxyde au contact de l’air avait pris au fil des années une teinte grisâtre, lui donnant son nom. Un autre vestige antique se trouve au Square Castan. Un ensemble de colonnes corinthiennes encerclent une fosse en arc de cercle. C’est l’archéologue Auguste Castan qui en 1870 redécouvre ce site, suite à quoi il va prendre sa forme de jardin à l’anglaise, ce qui correspondait à la vision pittoresque du 19ème siècle.

Square Castan. Photo: Jean-Charles Sexe. Courtesy Ville de Besançon.
Square Castan. Photo: Jean-Charles Sexe. Courtesy Ville de Besançon.

Avançant dans le temps jusqu’à la Renaissance, le Palais de Justice dessiné par Luc Sambin se cache derrière l’Hôtel de ville de Besançon. Ancien Parlement de Franche Comté, il est construit, comme quasiment tous les édifices bisontins, en pierre de Chailluz, mélangeant des teintes roses et grises. Cette pierre, on la retrouve également sur le Palais Granvelle, la remarquable demeure de Nicolas Perrenot de Granvelle, le garde des Sceaux de Charles Quint. Il faut pénétrer dans le bâtiment pour y admirer une magnifique cour carrée bordée d’une colonnade rythmée de voutes en anse de panier. Une impression d’harmonie se dégage de cet espace vide, comme un cloitre rendu abstrait par la régularité architecturale.

Palais Granvelle, Musée du Temps. Photo: Eric Chatelain. Courtesy Ville de Besançon.
Palais Granvelle, Musée du Temps. Photo: Eric Chatelain. Courtesy Ville de Besançon.

Un article ne suffirait pas à évoquer toute la richesse patrimoniale de la ville (mais notre reportage vous donnera plus d’anecdotes intéressantes). S’il fallait n’évoquer qu’un dernier lieu à visiter, ce serait évidemment la Cathédrale Saint-Jean, si singulière. En effet, quelle autre cathédrale se visite par la porte latérale ? Et quelle autre possède deux cœurs face à face ? Le premier d’un côté, exhibe ses dorures baroques lorsqu’en face, le deuxième cœur plus austère, présente ses vitraux en deux sections : un niveau roman, et l’autre gothique. Sur les côtés, plusieurs niches sont comme des mini chapelles « à thème », puisque le style y varie de l’une à l’autre. Et enfin, plusieurs chefs-d’œuvre picturaux sont exposés sur le flanc opposé, dont une impressionnante Vierge aux Saints peinte par Fra Bartolomeo en 1512.

Cathédrale Saint-Jean. Photo: Jean-Charles Sexe. Courtesy Ville de Besançon.
Cathédrale Saint-Jean. Photo: Jean-Charles Sexe. Courtesy Ville de Besançon.

Une beauté démoniaque au FRAC Franche-Comté

Besançon est donc une ville aux multiples strates historiques. Et les amateurs de création contemporaine ne seront pas en reste puisqu’ils pourront se rendre au Fonds Régional d’Art Contemporain de Franche-Comté, sis dans l’ancien port fluvial de la ville, le long du Doubs. Un bâtiment restauré par Kengo Kuma, qui marquait pour la première fois le territoire hexagonal de son empreinte japonaise. Le FRAC présente jusqu’en mars prochain une exposition qui sent le souffre, matérialisation du travail de recherche de Benjamin Bianciotto sur les représentations du Diable dans l’histoire de l’art contemporain.

Myriam Mechita, Le livre des sacrifices, 2022. Production Frac Franche-Comté. Vue de l’exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté, 2022. © Adagp, Paris, 2022 Photo : Blaise Adilon
Myriam Mechita, Le livre des sacrifices, 2022. Production Frac Franche-Comté. Vue de l’exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté, 2022. © Adagp, Paris, 2022 Photo : Blaise Adilon

La Beauté du Diable, c’est le nom de cet ensemble d’œuvres qui posent la question de la séduction qu’exerce le mal et de sa place dans notre société hantée par la figure de Satan. « La banalité du mal » est une des clefs de compréhension que nous apporte Sylvie Zavatta la directrice du FRAC, notre guide du jour. Cette première salle de l’exposition nous parle du diable aux traits humains, incarné par des personnages réels, comme le docteur Mengele, « l’ange de la mort », sujet de Christine Borland, ou les sœurs Papin, meurtrières des années 1930 représentées par Nicolas Daubanes.

Myriam Mechita, Le livre des sacrifices, 2022. Production Frac Franche-Comté. Vue de l’exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté, 2022. © Adagp, Paris, 2022 Photo : Blaise Adilon
Myriam Mechita, Le livre des sacrifices, 2022. Production Frac Franche-Comté. Vue de l’exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté, 2022. © Adagp, Paris, 2022 Photo : Blaise Adilon

Un deuxième espace est consacré aux animaux, souvent diabolisés et condamnés par l’Église. C’est la bête dans toute sa monstruosité qui ouvre vers nous sa gueule béante, une photographie de Robert Longo montrant un requin surgissant de l’obscurité.

Robert Longo, Untitled (Shark 9), Série Perfect Gods, 1999. Vue de l’exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté, 2022. © Adagp, Paris, 2022 Photo : Blaise Adilon
Robert Longo, Untitled (Shark 9), Série Perfect Gods, 1999. Vue de l’exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté, 2022. © Adagp, Paris, 2022 Photo : Blaise Adilon

Les autres salles thématisées (l’apocalypse, les catastrophes humaines) présentent une grande variété de médiums : la photographie est en bonne place avec les clichés de voitures accidentées de Valérie Belin et le Piss Satan d’Andres Serrano, pendant au plus célèbre Piss Christ l’image-scandale de 1987 (un crucifix, de l’urine, du sang : trois ingrédients pour une polémique). Le dessin se déploie également avec un impressionnant Music Box Tondo composition ronde au fusain de William Kentridge.

William Kentridge, Music Box Tondo, 2006. © William Kentridge. Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery. Exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté , 2022. Photo : Blaise Adilon.
William Kentridge, Music Box Tondo, 2006. © William Kentridge. Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery. Exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté , 2022. Photo : Blaise Adilon.

Il fallait bien une salle dédiée pour exposer les trois Études pour Pierre-François de Jérôme Zonder, trois portraits terrifiants, qui m’ont particulièrement touché. Pourquoi ? parce que, par la seule force du dessin en niveaux de gris, l’artiste français exprime une violence sourde, un sentiment de chaos intérieur. Les fragments de visages qu’il juxtapose à des éléments abstraits se fondent derrière un grain à l’aspect photographique, recréant l’ambiance trouble du souvenir ou du trauma.

Jérôme Zonder, Étude pour un portrait de Pierre-François, 2020, © Adagp, Paris, 2022. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles. Exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté , 2022. Photo : Blaise Adilon.
Jérôme Zonder, Étude pour un portrait de Pierre-François, 2020, © Adagp, Paris, 2022. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles. Exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté , 2022. Photo : Blaise Adilon.

Rupture dans la dernière salle de l’exposition. Ce ne sont plus des murs blancs et neutres qui nous entourent mais une salle plongée dans le noir, The Nautilus Room (2021). Nous sommes entrés dans l’œuvre d’Hélène Delprat, comme dans le dernier cercle de l’enfer. Sur les quatre côtés des panneaux rétroéclairés ouvrent sur des paysages incandescents peuplés de chimères ou de démons. Au centre, une glaçante statue, autoportrait hyperréaliste de l’artiste figée, à demi assise sur une chaise haute. Cette sculpture repose sur une plateforme qui tourne lentement sur elle-même.

Hélène Delprat, The Nautilus Room, 2021 (détail), © Adagp, Paris, 2022. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Christophe Gaillard, Paris. Exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté , 2022. Photo : Blaise Adilon.
Hélène Delprat, The Nautilus Room, 2021 (détail), © Adagp, Paris, 2022. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Christophe Gaillard, Paris. Exposition La Beauté du Diable, Frac Franche-Comté , 2022. Photo : Blaise Adilon.

Est-ce le diable en personne ? Il semble écouter impassiblement les confessions des âmes damnées qu’on entend dans la salle. Ces phrases sans espoir complètent l’atmosphère lourde, presque suffocante. Mis à nu, désorienté, engourdi comme à la fin d’un grand film. C’est ainsi que je suis sorti de cette exposition. « La Beauté du Diable » remue et dérange, fascine et magnétise.

Exposition
La Beauté du Diable
FRAC Franche Comté
2, Passage des Arts / 12 Av. Arthur Gaulard, 25000
Jusqu’au 12 mars 2023
Merc/vend 14h-18h, Sam/dim 14h-19h