Rencontre avec Nathalie Obadia

Nathalie Obadia dans son espace du 3 rue du Cloître Saint-Merri. Photographie: ©Calque Bleu (Khouloud Matar-Kasaa)
La galerie qui porte son nom se veut “française et internationale”. Plus qu’une marchande, Nathalie Obadia est aussi une analyste avisée de l’échiquier mondial du soft-power, qu’elle décrit dans son ouvrage “Géopolitique de l’art contemporain“. France, Asie, Afrique, nous avons recueilli ses visions sur l’avenir de la création.
Vue de la galerie Nathalie Obadia lors de la dernière exposition de  Joris Van de Moortel à l'espace du Cloître Saint-Merri, Photographie: ©Calque Bleu (Khouloud Matar-Kasaa)
Vue de la galerie Nathalie Obadia lors de la dernière exposition de Joris Van de Moortel à l’espace du Cloître Saint-Merri, Photographie: ©Calque Bleu (Khouloud Matar-Kasaa)

Le Tour de l’Art : En moins d’une trentaine d’année, vous avez fondé un quasi-empire de l’art contemporain, en choisissant Paris comme point de départ, puis en étendant votre présence sur la Belgique et votre influence dans le monde entier. C’est une success story qui n’était pas gagnée d’avance, car lorsque vous avez ouvert en 1993, la scène de l’art contemporain en France semblait plutôt endormie n’est-ce pas ?

N.Obadia : C’est vrai qu’à l’époque, La France était très loin derrière tout ce qui se passait aux États-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni. La France avait l’image d’un pays qui vivait sur ses acquis de l’art moderne, d’un pays qui n’avait pas de collectionneurs d’avant-garde, restant figé sur l’École de Paris, Supports/Surfaces et les Nouveaux Réalistes… Il n’y avait pas non plus de marché privé sur lequel s’appuyer. En 1993, 11 ans après le lancement de la politique de Jack Lang, le commanditaire principal c’était l’État. Les plus grands artistes français étaient les artistes officiels, comme Daniel Buren, qu’on retrouvait dans les grandes commandes publiques et dans les grands musées à l’étranger.

Cette étatisation a influencé la créativité des artistes, qui se sont tourné vers un art plutôt conceptuel, d’installation, qui pouvait difficilement entrer dans le marché. Certains médiums étaient mal vus, comme la peinture par exemple : un art dit « commercial », réservé à une clientèle « bourgeoise ».

Nathalie Obadia dans son espace du 3 rue du Cloître Saint-Merri. Photographie: ©Calque Bleu (Khouloud Matar-Kasaa)
Nathalie Obadia dans son espace du 3 rue du Cloître Saint-Merri. Photographie: ©Calque Bleu (Khouloud Matar-Kasaa)

Alors qu’aujourd’hui, on constate un retour de la France sur la scène internationale de l’art ?

En effet, depuis une vingtaine d’année, il y a une génération de galeries françaises qui se sont professionnalisées et internationalisées. Elles ont non seulement de grands espaces, mais aussi des équipes structurées et une présence visible dans les grandes foires internationales. Donc tout cela s’est structuré et donne à présent envie à des galeries étrangères de venir s’installer à Paris.

Il faut dire que la France profite aussi du sommeil d’autres pays comme l’Allemagne : le marché outre-Rhin s’est contracté, les collectionneurs puissants des années 1970 ont vieilli et il n’y a pas de relève pour les remplacer. Si l’on y ajoute l’incertitude apportée par le Brexit au Royaume-Uni, on comprend que la France soit devenue le centre en Europe continentale.

.

.

Ce serait alors un phénomène conjoncturel, et donc momentané ?

Au contraire, je pense que c’est un phénomène structurel, car l’impulsion des deux grands collectionneurs que sont François Pinault et Bernard Arnault a créé un mimétisme chez d’autres grands patrons. Tout cela se multiplie, il y a un vrai renouvellement.

Chez les artistes français qui ont réussi, on peut citer Laure Prouvost, une jeune femme au faîte de sa gloire, après sa présence à la Biennale de Venise.

Non pas « au faîte », mais dans une pente ascendante, car Laure Prouvost a tout le ressort créatif pour pouvoir continuer pendant de longues années. C’est vrai qu’elle est exemplaire, c’est typiquement cette génération d’artistes qui sont allés faire des études à l’étranger et ne sont pas restés figés dans l’hexagone. Bien sûr, elle est très fière de son origine, mais pour elle la France n’est qu’une étape.

Vidéo sur Laure Prouvost à l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo en 2018.

Ce qui est assez frappant c’est sa personnalité, drôle, vive, communicative. J’ai lu dans une de vos interviews que la personnalité des artistes est quelque chose de crucial pour vous, comme une leçon de vos 27 années d’expérience ?

Oui, car aujourd’hui l’artiste ne peut plus rester enfermé dans son atelier. Il est amené à voyager, à faire des résidences à l’étranger, il doit savoir parler anglais, être réactif aux propositions d’expositions. Et en même temps, il doit rester lui-même, qu’il s’adresse à Elle ou à Beaux-Arts magazine : cela demande une personnalité particulière.

Dans votre ouvrage « Géopolitique de l’art contemporain », une partie est consacrée à la Chine et à sa difficulté à produire un soft-power efficace. On constate plusieurs paradoxes dans l’environnement artistique chinois. Le premier se joue au niveau de la création : L’exil à l’étranger est un passage obligé pour faire carrière comme artiste contemporain chinois. Pourtant, la « sinité » reste un élément caractéristique des grands artistes d’origine chinoise. Ou bien ils réinterprètent la tradition de l’encre, ou ils travaillent sur les caractères chinois comme Xu Bing ou Gu Wenda, ou encore ils utilisent des matériaux en référence à la culture chinoise comme Cai Guo-Qiang. Il n’y a pas d’acculturation mais au contraire, pour reprendre l’expression d’Emmanuel Lincot, une « désacculturation »[1], par la réinterprétation du fonds culturel chinois.

Cela est dû à la formation des écoles d’art en Chine, où il y a une volonté de départ d’inculquer cette culture chinoise, comme un moyen de se démarquer du modèle occidental. Par ailleurs, les références à la tradition sont aujourd’hui fortement encouragées par le pouvoir chinois, d’où le renouveau de l’ink art par exemple.

Concernant l’exil à l’étranger, c’est en effet une stratégie qu’ont adopté nombre d’artistes chinois. Ils ont très vite eu la volonté de s’exporter, comprenant que la demande occidentale était un pivot. Un des éléments au service de cette exportation était le maximalisme des œuvres. Faire grand, c’est marquer un territoire. Cela ressemble à la stratégie de l’art américain d’après-guerre et ses toiles immenses. Le grand format est un signe de puissance.

Un deuxième paradoxe se situe au niveau du marché. Tous les ingrédients semblent être présents pour que le marché de l’art contemporain chinois domine le monde : un immense vivier de fortunes (4,4 millions de millionnaires[2]) doté d’un fort sentiment patriotique. Mais ces collectionneurs se tournent davantage vers l’art ancien et les antiquités. Que leur manque-t-il pour qu’ils soutiennent l’art contemporain chinois ?

Ils n’osent plus investir des millions dans l’art contemporain chinois car ils savent que ce n’est plus recherché par l’Occident. En bons hommes d’affaires, ils pensent à la plus-value, qui est assez incertaine aujourd’hui pour les artistes contemporains chinois. La valeur sure reste l’art occidental.

Et puis il faut bien reconnaitre qu’il y a un appauvrissement de la création. Il y a une dizaine d’années, on pouvait encore visiter des ateliers libres en Chine, alors que depuis 5 ou 6 ans, il y a eu une reprise en main. Aujourd’hui il y a une vraie censure de l’État et une auto-censure des artistes.

Hong-Kong continue à jouer le rôle de plaque tournante de l’art en Extrême-Orient, grâce à ses avantages fiscaux, sa sécurité juridique, et son occidentalisation. Cette position semble compromise si la situation continue à se dégrader. D’autres territoires essayent de saisir cette opportunité, comme Taïwan, où s’est produite la deuxième édition de la foire Taipei Dangdai qui a réuni les plus grandes galeries internationales (Zwirner, Ropac, Continua, Pace, Gagosian, Mennour, Perrotin…). Pensez-vous que Taipei peut devenir le nouveau Hong-Kong, pour le marché de l’art ?

La Chine ne le laissera jamais faire. Ils vont réinventer un autre lieu que Hong-Kong. Le gouvernement chinois ainsi que les organisateurs d’Art Basel-Hong Kong se rendent bien compte du problème. Ils vont trouver ensemble un autre lieu en Chine continentale, comme Shenzhen par exemple, et le transformer en nouvelle place du marché de l’art. Cette métropole de 12,5 millions d’habitants à proximité de Hong-Kong a déjà toutes les infrastructures nécessaires. Quant au cadre juridique et fiscal, il s’adaptera. Les chinois sont pragmatiques, s’ils ont besoin d’un nouveau corridor, ils le feront.

Vue du salon Taipei Dangdai qui s'est tenu à Taipei du 17 au 19 Janvier 2020.
Vue du salon Taipei Dangdai qui s’est tenu à Taipei du 17 au 19 Janvier 2020.

Avec New-York et Miami pour les Amériques, Hong-Kong pour l’Asie, Paris ou Londres pour l’Europe, chaque continent a son centre névralgique de l’art. Mais pas l’Afrique, où plusieurs villes émergent sans forcément prendre le dessus. Il y a bien une métropole dont on parle de plus en plus, c’est Marrakech et son salon 1-54 (du 22 au 23 février 2020). Le Maroc serait-il en passe de devenir le leader de l’art sur le continent africain ?  

C’est en tout cas la volonté du roi [Mohamed VI, ndlr] de devenir le hub en Afrique. Il y a énormément d’investissements marocains en Afrique subsaharienne, et le souverain vient de réintégrer l’Union Africaine (UA) que son père avait quitté. C’est dans ce cadre que la foire 1-54 qui a été créé à New-York, puis s’est installé à Londres, a été invitée l’année dernière à se produire à Marrakech. J’y étais et j’ai bien remarqué que tous les grands conservateurs étaient présents, ainsi que les grands trustees des musées américains. Marrakech est un lieu idéal : proche de l’Europe, avec des infrastructures et un cadre de vie agréable.

Il y a d’autres villes concurrentes, comme Johannesburg par exemple. Mais l’Afrique du Sud c’est quand même très loin à la fois des États-Unis et de l’Europe. En plus, c’est un pays assez dangereux, il y a des problèmes récurrents de sécurité. Après, il y a d’autres lieux… Pourquoi pas Dakar avec sa biennale et son vol direct New-York-Dakar ?

Propos recueillis par Samuel Landée


[1] Lincot, Emmanuel. Chine, Une Nouvelle Puissance Culturelle?: Soft Power & Sharp Power. , 2019. Print.

[2] Crédit Suisse, Global Wealth Report 2019, téléchargeable en ligne : https://www.credit-suisse.com/about-us/en/reports-research/global-wealth-report.html


L’équipe du Tour de l’Art retrouvera Nathalie Obadia sur le salon 1-54 à Marrakech (22-23 février 2020), pour prendre le pouls de la scène artistique africaine.

2 comments

Comments are closed.